Ce que deux roches m’ont conté

By NUNATSIAQ NEWS

«C’est quoi les jobs qu’un jeune peut dénicher dans une communauté en sortant de l’école? me demanda Asunaa Kilabuk. J’avais besoin d’une sculpture ou deux et on s’en allait acheter de la roche à pied dans le bout de l’hôtel Toonoonik. De la serpentine qu’on cherchait.

«Les jeunes Inuit se considèrent chanceux de travailler en arrière du camion à eau ou encore de ramasser les vidanges, poursuivit Asunaa. «Il n’y a tellement pas d’emplois dans les communautés. Mais là, ils apprennent que dans un travail salarié, il faut obéir au boss, sans poser de questions.

«C’est le boss qui détient toute l’information sur la tâche à accomplir et il cache cette information à ses subalternes. C’est de là qu’il tire son autorité, de ce que ses subalternes ne comprennent pas l’ensemble de la tâche à accomplir. Alors à toutes les demi-heures, ou à toutes les heures, le boss doit donner des ordres…fait-ci, fait-ça! Et les employés doivent obéir. Comme salariés, on leur demande très peu de se servir de leur propre jugement. Ce n’est pas la façon de faire des Inuit.»

On arrive chez le vendeur de roches, dans le bout de l’hôtel Toonoonik. Asunaa en choisit deux. Il me montre la plus grosse: «Tu vois, je peux faire un ours qui danse dans celle-là. Là, tu vois? C’est sa patte en l’air. Puis ici, les pattes d’en avant, qu’il disait en dessinant l’ours dans la roche avec son doigt, et puis en quelque part par là, ça va être la tête.»

«La sculpture, c’est pas comme ça que ça marche, qu’il reprit après qu’on eut payé le vendeur et qu’il eut enfilé les deux roches dans son sac de toile. Il faut partir avec la bonne idée, sentir la forme dans la pierre, la dégager patiemment et puis enfin, trouver un acheteur. Ça demande de l’intelligence! À la fin de la journée, quand tu as vendu ta sculpture, tu sais que tu es un homme libre.»

C’est pas à tous les jours qu’on rencontre un philosophe, que je me suis dit. Et puis j’avais l’impression que l’esprit d’Asunaa s’affairait à délier l’écheveau du triste dégât social qui tient lieu de quotidien pour beaucoup d’Inuit. Je l’invitai à poursuivre la conversation devant un café au Toonooniq.

«Ce que les Inuit vivent aujourd’hui ne fait plus beaucoup de sens, continua-t-il en versant la crème dans son café. «C’est bouleversant de voir tout le monde qui se suicide. On dirait que toutes les familles Inuit sont affectées par ce fléau. La violence est partout. C’est parce que la vie ne fait plus de sens pour beaucoup d’entre nous. Surtout chez nos jeunes.»

«Je suis né dans un camp à une trentaine de milles en bas de la baie où vivaient quatre ou cinq familles, poursuivit-il. Nous ne vivions pas toute cette violence sociale. Nous n’avions pas d’alcool, pas de drogues, ni de télévisions. Les gens étaient heureux. Nous avions de la nourriture sauvage tant qu’on en voulait.

«Puis en 1957, un policier de la GRC est venu dire au chef du camp qu’il fallait déménager à Iqaluit. Personne ne l’a écouté. Il est revenu l’année suivante et nous a menacé de couper nos allocations familiales. Dans ce temps-là, nous les Inuit, on disait oui, oui, oui à tout le monde. Les familles ont toutes déménagées.

«Rendus à Iqaluit, les policiers ont tué nos chiens de traîneaux. Nous ne pouvions plus aller chasser, nous ne pouvions plus aller trapper. Nous ne pouvions plus nous fabriquer de vêtements en fourrure. Nous avons eu faim. Nous étions habillés de guenilles.

«Regarde chez les animaux, continua-t-il, les jeunes grandissent autour de leurs parents jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se débrouiller. Pour nous les Inuit, nos enfants doivent aller dans des écoles où ils perdent toutes références à leur milieu familial. On leur demande de s’asseoir en silence toute la journée sur une chaise. Ça n’a rien à voir avec nos façons de faire. Pour les Inuit, c’est important que les enfants développent toutes leurs capacités, pas seulement leurs cerveaux!»

À un moment donné, il a bien fallu se lever, se dire au revoir, retourner à nos occupations. On a fait un petit bout ensemble, Asunaa transportant les roches sur son dos.

«Pour s’en sortir, il faut d’abord comprendre ce qui nous arrive et puis chacun doit reprendre sa vie en main. J’en connais beaucoup qui l’ont fait. Pour moi, c’est la sculpture qui m’a permis de regagner ma liberté.»

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