De la toundra à la guerre de Corée

« Moi, Edward Weetaltuk, E9-422, je suis né dans la neige…»

By NUNATSIAQ NEWS

Thibault Martin, qui enseigne à Université du Québec en Outaouais, regard un album de photos avec Eddy Weetaltuk alors qu'ils travaillaient ensemble sur la rédaction du récit de Weetaltuk à Winnipeg. (PHOTO PAR SYLVIANE LANTHIER)


Thibault Martin, qui enseigne à Université du Québec en Outaouais, regard un album de photos avec Eddy Weetaltuk alors qu’ils travaillaient ensemble sur la rédaction du récit de Weetaltuk à Winnipeg. (PHOTO PAR SYLVIANE LANTHIER)

Weetaltuk regard à travers le fenêtre d'un avion lors un voyage de Cape Dorset à Frobisher Bay.


Weetaltuk regard à travers le fenêtre d’un avion lors un voyage de Cape Dorset à Frobisher Bay.

THIBAULT MARTIN
spéciale pour le Nunatsiaq News

En 1974, Eddy Weetaltuk, après avoir passé quinze ans dans l’armée canadienne, retourne dans sa communauté de Kuujjuaraapik et décide d’écrire le récit de ses « aventures à travers le vaste monde ».

En quelques mois, il rédige un manuscrit de près de 200 pages qu’il fait parvenir au Musée de l’Homme (aujourd’hui le Musée des Civilisations) en leur demandant de le publier.

Malheureusement, sa demande resta lettre morte.

Ce n’est que 30 ans plus tard que le manuscrit refera surface, et Eddy Weetaltuk reprendra son projet de publication avec l’objectif d’en faire, selon ses propres mots, « le premier best-seller Inuit ».

Il voulait ainsi démontrer aux jeunes Inuit que l’éducation est importante et que, grâce à elle, un Inuit peut devenir qui il veut et peut même connaître la célébrité, s’il le souhaite.

C’est pourquoi il voulait que son livre soit publié dans plusieurs langues.

C’est la version française qui est parue en premier, car un éditeur parisien a voulu relever le défi et a décidé de faire connaître le récit d’Eddy Weetaltuk au grand public.

Pour l’instant les éditeurs anglophones se sont montrés plus frileux mais quoi qu’il en soit, la version anglaise sera elle aussi bientôt publiée.

Le manuscrit d’Eddy Weetaltuk est un document hors de l’ordinaire, d’abord parce que c’est: l’histoire d’un des premiers Inuit canadiens qui soit allé à la guerre, mais aussi parce qu’il avait décidé par lui-même et sans être sollicité par un anthropologue d’écrire, aussi tôt qu’en 1974, un livre.

C’est d’ailleurs sans doute parce que le texte n’a pas été écrit pour répondre à des questions anthropologiques ou dans le but de transmettre la tradition qu’il est très différent des publications inuites que nous sommes habitués à lire.

En fait, il s’agit d’un texte unique qui dépasse largement le simple exercice autobiographique mais s’apparente plutôt à une œuvre littéraire. C’est le récit de la quête d’un homme qui veut se forger son propre destin et qui, une fois au bout de sa course, jette un regard introspectif autant sur lui-même que sur le monde qu’il a parcouru. C’est un regard sans concession, mais qui n’est pas non plus un réquisitoire contre l’Occident.

C’est plutôt le questionnement d’un homme qui cherche à donner un sens à la vie, à comprendre ce qu’il a vécu : les horreurs de la guerre, tout comme le bonheur que procure l’amour.

« Moi, Edward Weetaltuk, E9-422, je suis né dans la neige alors que ma mère coupait du bois pour tenir sa famille au chaud. Mes parents avaient l’habitude de venir à Strutton Islands chaque printemps pour chasser la baleine arctique. C’est à ce moment que je suis venu au monde ».

Ainsi commence le récit d’un homme qui va parcourir le monde pour échapper à sa condition de colonisé et pour être libre, comme les Blancs, d’aller à la rencontre des autres cultures.

Pour cela, il va cacher son identité, car au temps de la jeunesse d’Eddy Weetaltuk, les Inuit n’étaient pas uniquement réduits à l’état de numéro (Eddy portait celui de E9-422 qui donne le titre du livre) ; leur liberté de mouvement était elle aussi limitée.

Afin de pouvoir se lancer à la poursuite de son rêve, Eddy Weetaltuk s’inventera un nouveau nom, se procurera de faux papiers d’identité, troquera son matricule d’Inuit pour un matricule de l’armée canadienne, et cachera pendant près de vingt ans ses origines Inuit.

Cette vie “empruntée” fut pour Eddy le prix à payer pour être libre. Mais cette liberté aura aussi été lourde de conséquences. Eddy ne pourra revoir son père avant qu’il ne meurt, ne pourra épouser l’Amour de sa vie. Mais surtout, il aura le sentiment, en vivant comme un Blanc, de trahir ses origines.

Lorsqu’il réalisera qu’il était en train de se perdre lui-même, Eddy Weetaltuk, décidera de retourner parmi les siens où il entreprendra un nouveau voyage, un voyage qui le conduira à remonter le court de sa propre vie.

Bien que porteur d’un message, le texte n’est pas ardu, au contraire, il est léger, plein d’humour, les personnages y sont intenses, attachants et dépeints avec une telle finesse qu’on a l’impression qu’on pourrait les reconnaître si on les rencontrait. Ce texte est une véritable œuvre de création littéraire. Comme toutes les grandes œuvres, elle porte à la réflexion mais celle-ci n’étouffe pas le récit.

En 1974, Eddy Weetaltuk, petit-fils du célèbre George Weetaltuk, savait qu’il avait écrit un texte important, malheureusement personne dans le monde anthropologique et littéraire n’y a cru.

En ce sens, Eddy Weetaltuk partagea le sort de bien des écrivains en avance sur leur temps, mais j’en suis convaincu, la postérité saura lui rendre hommage. Eddy Weetaltuk est décédé le 2 mars 2005, quelques jours seulement après que la version finale fut terminée.

Pour plus d’informationson peut contacter, Thibault Martin qui a contribué à la finalisation et publication du livre : thibault.martin@uqo.ca. tél 819-243-8240

E9-422
Un Inuit, de la toundra à la guerre de Corée
Editions Carnets Nord
382 p
ISBN:9782355360251

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